Visite d'atelier, sur les photos de Mireille Roobaert

Tout peut lui servir un jour à ouvrir les portes de l'imaginaire

Aujourd’hui encore à cinquante et quelques années, comme à dix, Lionel Jadot commence par réfléchir à ce qu’il peut faire pour transformer quelque chose, pour en faire ce qu’il veut. 

Lionel Jadot n’est pas seulement un autodidacte.

Il est motodidacte, filmodidacte, recyclodidacte, décodidacte tout à la fois – et on en oublie, sans aucun doute, tant il en a sous le coude.

Cet homme-là, sympa et causant, ne vous raconte pourtant pas d’histoires. Les histoires, il les fabrique, avec ce qu’il découvre et ramasse partout: ce sont ses décors qui, comme autant de plateaux de cinéma, racontent des vies, imaginaires et pourtant plus vraies que nature, car elles sont faites d’éléments authentiques, transmutés. La richesse de ses univers hétéroclites éclabousse les yeux dans le décor industriel désossé et décapé des ateliers qu’il partage, à Zaventem, avec la bonne vingtaine de designers et créateurs qu’il y a amenés pour en faire un “hub créatif”. Un vrai village de talents autour d’une dalle d’usine. Des journalistes du NY Times l’ont qualifié de Guilde contemporaine, en référence aux confréries d’artisans du Moyen Age. C’était son but en le créant: conserver, propager et faire prospérer des savoir-faire, en voie d’extinction comme tant d’espèces animales: “L’urgence actuelle, c’est le délitement de l’artisanat européen, il faut valoriser et accompagner le renouveau de l’outil créatif d’ici. Réagir à la numérisation galopante, qui a ses côtés positifs, mais qui est productrice de banalité et d’océans de plastique. Retrouver une certaine humanité. Quand les gens, les jeunes et les enfants surtout, entrent ici, ils ont des lumières dans les yeux…” 

Des décors qui racontent des histoires

Que ce soit le vase d’expansion cabossé d’une machine à vapeur détourné en objet sur pied, une mâchoire de fauve pendant du plafond ou un patchwork de tissus rapportés autour d’une tapisserie ancienne délavée, qu’importe: tout fait farine au moulin, du moment que les pièces gardent leur vérité. Certaines d’entre elles sont diffusées par deux galeries, Everyday et Todd Merrill à New York. Aux antipodes du boulot des “imagineers” de Disney, qui excellent à donner l’illusion de la réalité, l’art de Jadot est de transformer la réalité pour créer l’illusion qui excitera l’imagination. “Quand je conçois un décor, j’aime l’ancrer dans quelque chose de solide, lui imaginer un passé. On crée une histoire, on cherche les accessoires sur lesquels on pourra appuyer le scénario. Avec l’équipe, c’est un processus qui tient presque de l’écriture automatique.” Comme au cinéma. 

Ce n’est évidemment pas un hasard: époux d’une actrice, Lionel Jadot est venu “presque organiquement, en lisant les scénarios”, au script, à la réalisation (deux courts-métrages primés) et à la production d’un long, Au nom du fils: “Quand on m’a proposé ça, je l’ai fait artisanalement, à ma manière, pour trouver les fonds, les lieux de tournage, créer une micro-économie autour du projet. Et ça a marché.” Et ça marchera encore, comme cela avait marché quand, au décès de sa mère, il a repris les rênes de l’atelier familial pour soulager son père qui voulait tout abandonner. “J’avais 19 ans, je me suis retrouvé à driver une PME de 30 personnes, j’ai rencontré et travaillé avec tous les grands décorateurs de l’époque, c’était un moment fantastique! Encore mieux, mon père a repris goût à la vie, il est revenu et moi j’ai taillé ma route.”  

Une immense salle de jeux

Ils sont, comme l’était le petit Lionel il y a une quarantaine d’années dans l’atelier paternel: des gamins lâchés dans une vraie caverne aux trésors. Une œuvre d’art y devient table de ping-pong, avec raquettes assorties, des déchets industriels sont recyclés, compressés et moulés en forme de tabouret, un canapé revitalisé par des tissus wax pétant de couleurs voisine avec un mannequin de combat vêtu d’une chasuble dorée, un punching-ball de cuir rouge vif avec une moto Kreidler patinée et, au pied de somptueuses tables de travail en pin lamellé-collé, plusieurs paniers à chien attendent. “Il y a parfois jusqu’à 8 chiens à l’atelier, tous les collaborateurs peuvent venir avec le leur, il y a la place…” En effet: sur 6000 m2, grosso modo dix terrains de tennis, deux ou trois motos (sa passion et son moyen de transport), ça se remarque à peine, comme les tables de travail de près de quatre mètres: “D’anciennes charpentes démontées, débitées, poncées, colorées à l’Ecoline et couvertes de sept couches de vernis brillant. Les pieds, pareil, sont des sections des poutres métalliques des plafonds de l’atelier, qu’il fallait changer.”

Autant il est chez lui dans le rêve, Lionel, autant il est précis, quand il s’agit de mesurer, jauger, calibrer, enchaîner les processus pour réaliser les rêves qui émergent des brainstormings permanents qu’il fait avec ses collaborateurs. Une seconde nature, forgée au cours de son enfance, passée dans les ateliers familiaux Van Hamme. Sixième génération d’une dynastie de fabricants de chaises et fauteuils haut de gamme, installés d’abord à Saint-Gilles, rue Théodore Verhaegen (l’actuelle Tricoterie), puis à Uccle. “C’était ma salle de jeux, sur 3000 m2! On me laissait jouer avec tout ce qui tombait par terre et qu’on n’utilisait pas, les bouts de tissu, les galons, les morceaux de bois, clous et vis. J’en faisais mes cabanes, mes châteaux-forts, mes jouets. ”

« J’ai toujours voulu m’amuser »…

Aux antipodes du boulot des “imagineers” de Disney, qui excellent à donner l’illusion de la réalité, l’art de Jadot est de transformer la réalité pour créer l’illusion qui excitera l’imagination.
Qu’y a-t-il à l’intérieur d’une noix? 

Elle continue, la route. Savoir ce qu’elle lui réservera ne l’intéresse pas: “Où je vais? Je ne sais pas, je n’ai jamais rien planifié. On se laisse aller, on part dans une direction, on fait des choix qui parfois créent des problèmes… Ce métier n’est que ça, de petits problèmes qu’on résout. Ou alors, on change. Personnellement, je suis très rapide, il n’y a pas de catalogue, on s’adapte et toute l’équipe est dans le même état d’esprit. Je suis enthousiaste, utopiste, j’ai toujours voulu m’amuser. Et j’y arrive.” Dans sa main, un de ses objets préférés, minuscule: une noix. Elle n’a jamais été ouverte. Quand on la secoue, on entend le fruit desséché à l’intérieur. Il faut s’en approcher tout près pour voir qu’un artisan chinois l’a sculptée de petits personnages d’un ou deux millimètres, pas plus. Qu’y a-t-il à l’intérieur de la noix? Comme pour la vie, on ne sait pas. Après tout, tant qu’on peut en changer le décor à plaisir, quelle importance? Stève Polus

Les Ateliers de Zaventem, Fabriekstraat, 15, 1930 Zaventem, 02 538 05 93.

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