Des ponts entre rives et êtres

Ado, ce Spadois d’origine aurait voulu faire l’IAD ou l’INSAS, devenir réalisateur de cinéma. A la place, il a choisi la rigueur de l’ingénieur civil et son examen d’entrée puis l’école d’architecture et l’urbanisme, à Liège et à Rome. “Par défi”, explique Gilles Guyot. Il n’a pas arrêté d’en relever depuis, des défis.

Moins cher que prévu: bingo !

Le dernier en date, le plus large pont d’Europe, le pont Simone Veil sur la Garonne, à Bordeaux, inauguré en juillet dernier. Un ouvrage de 5800 tonnes d’acier Corten pour 549 mètres de long et surtout 44 mètres de large, avec deux fois deux voies pour les voitures, un site propre de 9 mètres pour les bus, une piste cyclable de 4 mètres de large et une promenade de 15 mètres de large pour les piétons. Le choix d’asseoir l’ouvrage sur des piles de pont fines, aux portées courtes, a permis cette largeur exceptionnelle au-dessus du fleuve. Il facilite aussi l’écoulement des eaux de la Garonne qui, particularité, changent de sens au rythme des marées dans l’estuaire.

Conçu à la fois comme franchissement et espace de rencontre, ce pont Simone Veil est désormais un lieu privilégié d’événements au-dessus du fleuve, entre Bordeaux et ses voisins de Bègles et Floirac. Le jour de l’inauguration, des milliers de personnes en fête n’y ont pas seulement dansé bien plus à l’aise que sur le célèbre Pont d’Avignon, elles ont aussi démontré la validité du concept de son architecte hollandais, Rem Koolhaas, du bureau OMA de Rotterdam. Trait d’union entre les rives d’une zone au potentiel dynamique, l’ouvrage aux lignes fluides se prépare déjà à accueillir le tournage d’un concert filmé de Sandra Nkake, une chanteuse fétiche de Quincy Jones et sans doute aussi une installation du Musée d’Art Contemporain d’Aquitaine. “C’est cet éventail très riche de possibilités qui nous a permis de remporter le concours”, explique Gilles, qui a consacré une bonne part de sa vie, depuis 2012, à gérer la maîtrise d’œuvre de la construction de ce projet de 151 millions d’euros. Les coûts ? Maîtrisés, avec une facture finale 200.000 euros au-dessous du budget. “Ce n’est pas mal, bien sûr. Mais à Toulouse, au cours de la même période, on a réussi à boucler dans les délais le projet du Parc des Expositions, investissement de 320 millions, avec une économie bien plus substantielle, plusieurs millions d’euros dans ce cas.”

Cet immense chantier-là, proche de l’aéroport de Toulouse-Blagnac, c’est également Gilles Guyot qui l’a piloté pour OMA, de même qu’il suit pour le bureau d’autres projets à Montpellier. Autant dire qu’il a vécu une bonne décennie de bougeotte permanente entre Méditerranée et Atlantique, sans compter les phases de préparation des projets en amont, pour les concours et les appels d’offres. “Tout ça prend 10 ans en moyenne, avec des interlocuteurs du secteur public qui changent. Rien qu’à Bordeaux, on a commencé avec les Socialistes, puis les Républicains, pour finir avec les Ecolos…”

Il ne se pousse pas du col : “Dans des projets de cette taille-là, on doit maintenir les coûts jour après jour, réduire au maximum les frais de maintenance, qui sont les plus difficiles à budgéter. Un pont comme celui de Bordeaux, on le construit pour un siècle, on doit prévoir son entretien et le recyclage de ses éléments en fin de vie. Au fond, mon métier d’architecte, je le pratique peut-être une heure par jour, guère plus. Si on comparait avec une équipe de foot, mon rôle serait plus celui d’entraîneur que centre-avant.”

portrait gilles guyot inauguration pont credit photo Clement Guillaume
Le pont SimoneVeil le jour de l'inauguration, © Bordeaux Métropole
Dans la foule, ce jour-là, un architecte et maître d’ouvrage heureux: Gilles Guyot.

Quand l’architecture rejoint le cinéma

Mais il joue en Champion’s League ! OMA (= Office Metropolitan Architecture), avec 350 collaborateurs de 35 nationalités différentes et, outre Rotterdam, des implantations à New York, Pékin, Hong Kong, Dubaï et Perth en Australie, fait partie du top ten mondial. Le bureau fondé par Rem Koolhaas s’offre aujourd’hui le luxe de pouvoir choisir les projets qui l’intéressent. “Avec une vision qui m’a replongé dans mes rêves d’ado, la réalisation et le cinéma. En fait, avant de faire de l’architecture, Rem Koolhaas avait d’abord commencé par écrire “New York délire”, un manifeste dénonçant l’anarchitecture orgueilleuse de la Big Apple. Une démarche journalistique, comparable à celle du cinéma : on réfléchit, on creuse pour comprendre attentes et besoins, consolider un programme bien étudié… et ne pas avoir peur de changer, de saisir les opportunités. Il y a tant de difficultés et d’obstacles à surmonter de nos jours que chaque projet qui sort est en soi une réussite…”

Avant de faire une carrière internationale, Gilles Guyot a travaillé en Belgique pendant quelques années, à des chantiers comme ceux de la Gare des Guillemins à Liège, la mise à 4 voies du RER entre Ottignies et Bruxelles en région wallonne, la faisabilité de la nouvelle gare des bus de Namur.

Les dépassements budgétaires parfois vertigineux de la “coût-tenance” à la Belge ? Il nuance : “L’investissement public se justifie sur des bâtiments-phares, qui structurent l’environnement et définissent de nouvelles orientations. Il faut une gouvernance responsable et il faut aussi que le binôme “maîtrise d’ouvrage – les clients – maîtrise d’œuvre – les architectes”, fonctionne bien. Un sérieux sujet, la gouvernance ! Il faut de temps en temps prendre des décisions impopulaires et on sait que ce n’est pas facile, pour les politiques. Le quotidien nous rappelle que l’ego n’est pas tout. En tant qu’architecte, aussi, on oscille entre mégalomanie et impuissance, on doit pouvoir avaler des couleuvres et faire des compromis…”

MEETT toulouse OMA photo by marco cappelletti
L'aspect final du Parc des Expositions de Toulouse, autre réalisation majeure du bureau OMA.

Regarder l’avenir de tous ses vieux

Si ses références en matière d’architecture et d’urbanisme sont bien du XXè siècle – Mies van der Rohe, Frank Lloyd Wright, Oscar Niemeyer pour Brasilia ou Le Corbusier pour Chandigarh -, il est plutôt positif pour le futur. “Face aux défis actuels, épuisement des ressources, dérèglement climatique, exodes de populations, etc., il y a une prise de conscience générale de ce qu’il faut faire et l’architecture retrouve une nouvelle importance sociétale. Beaucoup de projets intéressants arrivent, mais il y a encore beaucoup de recherches à faire sur le monde paysan et agricole, par exemple. Comme sur les Data Centers géants, hyper-énergivores, qui deviennent des nœuds fondamentaux de l’organisation humaine.”

Ou encore, sur ceux qu’on appelle hypocritement seniors ou Chevelures d’argent par peur de dire “vieux”, et qui sont de plus en plus nombreux. Avec ses partenaires norvégiens et français de Local Architecture, le bureau d’architecture qu’il a fondé, Gilles Guyot est également à l’origine de Greymatter (Bergen, Paris, Bruxelles), à la fois think tank, bureau d’études et de design pour faciliter l’inclusion des âgés dans la société urbaine d’aujourd’hui. Des projets intergénérationnels importants d’un nouveau type sont prévus, comme à Auby en France, plusieurs en Norvège (Oslo ou encore Rana, déjà réalisé avec 120 appartements). ”La vieillesse ne doit pas être réduite à un business comme dans certains Ehpads actuels. Avouez que c’est dommage de ne pas y réfléchir quand on est jeune, non?” dit-il. Bon, à 43 ans, il n’est peut-être plus le cadet des associés dans Greymatter, mais il n’y a pas d’âge pour vivre dans l’avenir. Stève Polus

www.locallll.com

Greymatter – Better Aging & Generations

https://greymatter.city/

Propos recueillis par Stève Polus

Article original paru dans ID-Mag

L'équipe d'architectes de Local
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