Le légiste aux 600 000 lecteurs
"Allô Docteur? On a un cadavre pour vous..."
Six mille cadavres examinés, plus de trois mille autopsies, trois cent procès d’assises, trois livres partis de rien qui flirtent avec les 800.000 exemplaires et bientôt une série télévisée : reconnu dans la rue par ses fans, le médecin légiste Philippe Boxho a tout de la rock star. Il n’en a heureusement pas la morgue.
Le succès n’a rien changé chez ce Liégeois grand teint (Boxho est un vieux nom wallon qui signifierait propriétaire de châtaigniers, ndlr). S’il n’a pas la grosse tête sous la chevelure poivre et sel, c’est qu’il a bien les pieds sur terre et la tête sur les épaules. Avec, sur le visage, un large sourire quand il est assailli dès l’entrée, par des lectrices enthousiastes venues l’attendre deux heures à l’avance sur le lieu de sa conférence-séance de signatures. Aujourd’hui, c’est à La Tartine, à Lasne. L’organisatrice, la gérante du Chat Botté, la librairie de Rixensart, a érigé sur une table un véritable mur d’exemplaires de “La mort en face”, le dernier Boxho paru chez son éditeur Kennes. Les places sont sold-out depuis des semaines et le stock de livres, épuisé quand, à 22 h 30, l’auteur tout aussi épuisé griffonne sur le dernier exemplaire ce qui est devenu sa dédicace favorite: “Profite bien de la vie avant d’être dans mes livres”.
Il en parle, de cette dédicace, dans ce dernier opus venu après le succès de “Les morts ont la parole” et “Entretien avec un cadavre”. Il y raconte aussi comment tout a commencé, par un podcast de la RTBF qui l’interrogeait sur trois histoires tirées de son expérience de légiste. Vue dix millions de fois depuis 2021, suivie par des passages dans l’émission Legend de Guillaume Pley, les vidéos ont inspiré à Géraldine Henry, alors responsable éditoriale chez Kennes, l’idée de demander au médecin d’en tirer un livre. Mise à feu en 2022, la traînée de poudre n’arrête pas de fuser, grâce au bouche à oreille, aux émissions de grande audience et aussi, aux 400.000 followers de son compte TikTok que gèrent ses filles. Lui, c’est le succès qu’il tente de gérer, sans rien changer à son mode de vie, ni surtout à ce métier auquel il tient et qu’il exercera jusqu’à la retraite, dans huit ans.
“Allô Docteur ? On a un cadavre pour vous…” La phrase revient sous sa plume, aussi emblématique que le “Je vous en dirai plus quand j’aurai fait l’autopsie” des médecins légistes des séries TV.
“Ecrire des romans policiers? Non !”
Il écrira peut-être un quatrième livre, dans un an ou deux. Mais pas question de démarrer une carrière d’auteur de polars: “Ce ne serait pas top”, dit-il. Le ton, quoique souriant, est définitif mais bon, il est le premier à savoir que dans la vie, rien n’est acquis, rien n’est définitif – sauf cette mort qu’il connaît si bien. Après tout, ce croyant sincère ne se destinait-il pas à la prêtrise avant d’hésiter entre droit et médecine, pour finir par concilier les deux dans l’exercice de la médecine légale?
Q: – Et le choix de cette médecine-là, c’était délibéré ou un hasard?
Ph. Boxho: – Un choix tout à fait conscient. La médecine générale ne me tentait pas, ça ne me convenait pas beaucoup d’écouter les vivants se plaindre. J’ai toujours eu plutôt une mentalité de chirurgien qui coupe et ouvre pour identifier un problème, puis opère pour éliminer ce problème. En médecine légale, c’est pareil, il faut aller au fond des choses et tout vérifier, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus y avoir le moindre doute.
Tout vérifier, oui, et dans les moindres détails. Ah mais, c’est qu’on parle de cadavre et pour le commun des mortels évidemment, ça change tout, ça fait froid dans le dos. Fatalement, le légiste s’y est accoutumé, mais il n’y a rien d’inhumain ou d’indifférent dans son attitude face à un cadavre. Celui-ci est l’objet de son travail et c’est uniquement comme objet qu’il le considère: “On évite absolument de l’humaniser, autrement ce serait trop dur. Dans ma carrière, cela m’est arrivé une fois, avec deux petites filles dont on avait longtemps cherché les corps, leur famille s’était exprimée publiquement, etc., alors bien sûr, j’avais en tête leur identité, leurs images de petites filles heureuses et vivantes et, quand on les a retrouvées, cela a été particulièrement pénible.”
Comme les précédents, tout son livre est empreint de ce principe essentiel que lui a inculqué son patron en médecine légale, Georges Brahy: “On ne comprend jamais rien si on n’a pas tout compris.” Plus qu’une maxime, c’est un devoir, la seule façon d’exercer un métier passionnant, sans rien laisser au hasard.”
Les assassins sont plus chanceux en Belgique
“Allô Docteur ? On a un cadavre pour vous…” La phrase revient sous sa plume, aussi emblématique que le “Je vous en dirai plus quand j’aurai fait l’autopsie” des médecins légistes des séries TV. Mais ses confrères de fiction ont peu d’intérêt aux yeux de Philippe Boxho: “J’ai toujours trouvé étrange que, dans les séries, les légistes féminins ne peuvent être que canon ou, quand ce sont des légistes masculins, des tarés, contraints d’exercer cette spécialité à défaut d’autre chose ! Tous ceux que je connais sont des gens équilibrés, compétents et agréables. Dommage que, faute de moyens, ils ne soient pas plus nombreux. Ils sont débordés, les juges hésitent donc à faire appel à eux et, à cause de cela, on ne réalise pas assez d’autopsies en Belgique : 1 à 2% d’autopsies par an chez nous, contre 10 à 12 % en moyenne en Europe. Les assassins ont de la chance dans notre pays. Une étude de mes collègues de l’ULB a montré qu’on pourrait résoudre 70 crimes de plus par an en réalisant plus d’autopsies.”
La réalité toujours plus étrange que les polars
Une des raisons de ce succès qui a surpris tous les spécialistes de l’édition est sans doute, outre le formidable coup de boost des réseaux sociaux, le caractère même du fait-divers : un accident, une mort – suspecte ou non-, c’est du réel, ça ne triche pas. Philippe Boxho, bien sûr, soigne ses histoires, les rend très vivantes – sans jeu de mots. Mais leur trame médico-légale est scrupuleusement respectée et, grâce à lui, on en apprend beaucoup sur la technique et les ficelles de ce métier si particulier. Chacune de ces anecdotes incroyables montre une fois de plus que la réalité dépasse, souvent de loin, la fiction des polars.
Témoin, cette découverte de deux vieilles dames, mortes de froid et de malnutrition à Liège, dans le hall de leur ancien hôtel de maître aux volets clos, presque en ruines. Morts naturelles, mais successives : un double drame de la pauvreté et de la solitude. Les enquêteurs fouillent pourtant l’immeuble, y trouvent un coffre-fort dissimulé. Et à l’intérieur, 24 lingots d’or et un petit tableau, un Picasso… Incroyable? Mais authentique. Le seul détail que le légiste-écrivain s’est amusé à modifier, comme il le fait de temps en temps pour mieux faire passer des dissections très froidement nues, c’est que le tableau était un Renoir…
Ou ce décès d’une autre vieille dame retrouvée sur sa couchette, dans la caravane où elle vivait dans un dénuement total. “Elle avait tellement maigri qu’elle ne pesait plus que quelques kilos, j’ai pu la soulever d’une seule main pour l’examiner”, raconte le docteur Boxho. Mais sous son pull, dans des enveloppes, on a retrouvé une fortune : plusieurs centaines de milliers de francs belges, en coupures de 5000 francs.
Bien écrit, avec une pointe d’humour noir qui réchauffe la viande froide, le dernier livre du “médecin légiste qui fait parler les morts” fait joliment la nique à l’imagination des meilleurs scénaristes.
– La réalité dépasse toujours la fiction, c’est normal. Pourquoi? Parce que les auteurs de romans, c’est humain, ont peur de ne pas être crédibles, alors que la réalité n’en a rien à faire, de la crédibilité. Elle est. Et elle est irréfutable, même si ce qu’on découvre paraît insensé…
Recueilli par Stève Polus
Toutes les photos du Dr Boxho sont de Bernard Babette © 2024
Une version plus longue de cet article paraît dans ID-Mag