En visite
Collectionner, une passion hors cadres
Que Michel Van Lierde soit dans son bain ou qu’il cuisine, son regard se pose toujours sur les talents qu’il aime. Peintures, dessins, sculptures et livres d’art ont colonisé tout l’espace disponible chez lui, et c’est le bonheur.
Photos © Mireille Roobaert
La lumière du soleil qui danse au travers des feuilles des grands arbres éveille des centaines de reflets sur les verres des cadres qui tapissent littéralement les murs de l’appartement.
Instinctivement, on rentre un peu les épaules pour ne pas frôler de trop près leurs assemblages calibrés au millimètre. L’art, belge surtout, est ici un cocon. On avance, baissant les yeux pour ne pas trébucher sur les tapis confortables qui, pareillement, couvrent le parquet de bois blond. Quand on les relève, l’étonnement devant la profusion le cède à l’enchantement de l’harmonie qui naît de cette collection à première vue disparate. “Je fais corps avec cet univers, pour moi, c’est une obligation de tout exposer. Chaque toile, chaque objet résulte évidemment d’un choix subjectif mais où tout a son sens. Et où l’ensemble, 800 pièces environ, a une plus grande valeur que la somme des parties.”
Tout est millimétré entre les quelque 800 cadres qui squattent tout l’espace de vie de Michel.
Trouvé au Vieux Marché
Quand il prononce le mot “valeur”, ce n’est pas à l’aspect pécuniaire que pense Michel Van Lierde. Au contraire. Une de ses plus grandes joies est de dénicher des trouvailles pour quelques euros, en chinant, dans des brocantes, parfois même gratis, sur un trottoir la veille de l’enlèvement des “encombrants”. ‘L’homme et la fleur’, un petit bronze commémoratif de l’exposition d’art contemporain de l’Expo 58, édité en série limitée, de Hans (ou Jean) Arp, un des fondateurs du mouvement Dada: acquis pour 15 euros..: “Il était posé sur un vieux bureau, sur le stand d’un particulier, à la brocante d’Uccle Centre. Il n’avait aucune idée de ce que cela pouvait être.” Ou, il y a quelques jours encore, une œuvre de la période africaine de Claude Lyr (l’important peintre et graveur symboliste d’origine française, décédé à Uccle, a fait partie d’Uccle Centre d’Art), glanée vraiment pas cher sur un étal du Vieux Marché. Plus d’une fois, il lui est arrivé de trouver l’inattendu trésor au verso d’une toile ou d’un panneau, émergeant d’un tas. Premier essai, esquisse oubliée ou remords de peintre, qui sait? Alors commence un vrai travail d’enquêteur, qui aboutira peut-être à identifier l’auteur et à lui restituer un morceau perdu de sa biographie. C’est tout le plaisir de la découverte, par celui qui voit l’intérêt d’une pièce qui n’attirait l’attention de personne – jusqu’à ce que son regard tombe dessus. Le cœur bat plus vite, les taux d’adrénaline et de cortisol montent dans le sang… La tête, déjà, envisage l’emplacement à trouver pour la nouvelle acquisition, quitte à opérer des rotations de toiles sur les murs, de façon à renforcer la logique interne de ce qui est une exposition mûrement réfléchie. Même si ça ne saute pas aux yeux! “Oui, le premier carburant de la collection, c’est la curiosité”, concède ce juriste à la retraite. Cette curiosité qui l’avait amené à s’intéresser d’abord aux jumelles de théâtre, souvent de beaux objets, de petits bijoux parfois enrichis de perles ou de pierres semi-précieuses.
La lumière de l’abstraction lyrique
“Mais la seule curiosité compulsive, sans fil conducteur, risque de mener à l’entassement pur et simple. Mon fil conducteur, c’est celui de l’expressionnisme lyrique, en particulier abstrait. L’expressionnisme, c’est cette façon de conférer une conscience à ce qui est peint ou sculpté et d’ainsi convertir cet objet en autre chose, que crée le regard de l’artiste… Chaque fois que Cézanne a peint la montagne de la Sainte-Victoire – et il l’a peinte plus de 80 fois -, il lui a, par la lumière, insufflé sa conscience des moments différents. Quand Van Gogh peint ses Vieux souliers aux lacets, il confère à ses godillots une telle expression qu’elle suscite un regard neuf chez l’observateur et lui fait comprendre différentes facettes de l’objet, dans leur contexte. C’est toute la différence entre voir et regarder; l’homme est le seul animal qui regarde et dont le regard donne une conscience aux objets regardés.”
Précisément, le contexte qui met en lumière et en relation différentes facettes – notamment belge – de l’expressionnisme et de l’abstraction lyriques, ce sont les murs de cet appartement de 105 m2. Il a voulu organiser ce concentré d’art en hommage à l’œuvre et l’esprit de deux personnalités de premier plan du monde artistique belge: « Serge Goyens de Heusch, qui a creusé le sillon dans lequel tout collectionneur passionné d’art belge doit se glisser s’il veut bien faire. Et Philippe Roberts-Jones, à qui je voue un immense respect pour son travail, la somme de textes produits et sa conception fondamentale de l’art majeur, celui qui s’inscrira dans l’Histoire de l’Art. Contre le ‘bricolart’, le clinquant, l’hermétisme, l’effet ou le ready made… «
Sur la piste des artistes oubliés
Ses murs parlent, ils foisonnent d’exemples de cette peinture gestuelle (‘action painting’ aux U.S.A.) qu’on a vu se développer dans le sillage d’un grand nombre de pionniers, européens et américains. Les influences visibles de Miro, Hans Hartung, Mathieu, Cobra avec Appel, Alechinsky ou Corneille, Jackson Pollock, sont là – au travers et en compagnie d’œuvres de l’avant-garde moderniste de l’art belge. Pour ne citer que quelques uns parmi les plus notoires des peintres belges de cette mouvance qu’il « suit particulièrement », Michel Van Lierde avance Englebert Van Anderlecht, Jan Saverys, Maurice Wyckaert, Mig Quinet, Antoine Mortier, Guillaume Vanden Borre, Henri Heerbrant… L’œuvre du sculpteur ucclois André Willequet occupe une place privilégiée dans son cœur. Sur ses murs, quelques témoignages de Marcel-Louis Baugniet et Paul-Louis Flouquet aussi, avec des abstraits de la Jeune Peinture Belge, dont Louis Van Lint fut une des figures principales. Gaston Bertrand était un des fondateurs de cette Jeune Peinture Belge. Michel Van Lierde avoue aussi un attachement particulier aux peintres de l’école qui les a inspirés, la Jeune Peinture Française fondée pendant l’Occupation: Bissière, Bazaine, Singier, Le Moal et aussi la femme de ce groupe, Elvire Jan, injustement oubliée. « Une de mes ambitions est aussi de trouver des artistes ‘justes dans leur temps’ et qui ont été oubliés », dit-il. Comme le Belge Robert De Winne, auquel il a consacré une des nombreuses notices qu’il rédige, souvent à la demande même des artistes: « Je suis un chroniqueur, pas un critique d’art. Pas plus que peintre ou dessinateur moi-même. J’ai trop de plaisir et de joie à fréquenter les artistes et à parler de leur travail; c’est leur domaine, pas le mien. » Stève Polus